Asperges et foie gras à la sauce nuoc-mâm
Au cours d’une période de colonisation qui aura duré presque cent ans, de 1862 à 1954, les Français influencèrent la gastronomie vietnamienne.
Habitués à consommer de la viande de bœuf, les Français s’étonnèrent à leur arrivée au Vietnam1 de l’absence de celle-ci dans la cuisine locale. Traditionnellement, les bœufs et les buffles étaient en effet considérés par les Vietnamiens comme des animaux de labeur et n’étaient consommés que rarement. Afin de pouvoir disposer de cette viande qu’ils appréciaient particulièrement, les colons Français développèrent une activité locale d’élevage bovin.
À cette époque, les produits laitiers ne figuraient pas non plus au menu quotidien des Vietnamiens et étaient introuvables dans le pays. Issus d’une culture gastronomique dans laquelle beurre, lait et fromages tenaient une place importante, les Français ont alors importé du lait condensé et lait en poudre. Au départ destinés aux colons français, ces produits furent mis à disposition des marchés vietnamiens dès 19152. La classe moyenne les adopta alors rapidement, tout comme toutes sortes d’autres produits alimentaires importés : jambons, pâté, champagne, alcool fort…
Dans son article Cuisine and Social Status Among Urban Vietnamese, 1888-1926, Erica J. Peters montre bien qu’il s’agissait pour la classe moyenne urbaine de l’époque d’affirmer ainsi un nouveau statut social par le biais de la consommation de ces aliments. Servir du champagne, déguster du jambon, apprécier les mêmes produits que les Français n’était pas dénué d’enjeux : la nourriture était utilisée comme un élément d’intégration dans la sphère de l’administration française et symbolisait une ouverture d’esprit envers cette culture. Les Français de leur côté se réjouissaient de ce changement d’habitudes alimentaires, qui signifiait un début d’adoption du mode de vie à la française et surtout, la promesse d’un nouveau marché pour les produits importés de France.
Outre la viande de bœuf et les produits laitiers, les Français introduisirent également quantité de nouveaux fruits et légumes : fraise, artichaut, asperges, poireau, brocoli, carotte, chou, tomate, betterave, roquette... Ainsi que des herbes aromatiques qui seront rapidement incorporées dans la cuisine vietnamienne : aneth, romarin, thym, menthe poivrée, basilic, sauge.
Le pain et les pâtisseries, très présents dans le quotidien actuel des Vietnamiens, sont également un apport français de la période coloniale dans leurs habitudes de consommation. Parmi les boissons importées, citons le champagne, le vin, la bière et le café.
L’introduction de nouveaux ingrédients dans la cuisine vietnamienne se retrouve aussi dans la langue. Plusieurs nouveaux produits ont des consonances très proches de leur nom français : atisô (artichaut), ca cao (cacao), ca phê (café), ca rôt (carotte), sô cô lat (chocolat), giam bông (jambon) par exemple. D’autres noms de produits se transforment de manière plus approximative : bo (beurre), dau cô ve (haricot vert), su hào (chou-rave), pho mat3 (fromage)…
Vietnamien ou français ?
Aujourd’hui, ces ingrédients importés durant la période coloniale se mêlent aux produits vietnamiens traditionnels donnant naissance à une infinité de nouvelles combinaisons. Ici, des œufs mollets de caille sont servis sur un lit d’asperges (Trung cut mang tay), là, de l’artichaut côtoie des travers de porc dans une soupe brûlante (Tanh atisô suon heo)… L’héritage français s’est uni si intimement à la cuisine du Vietnam qu’il n’est pas aisé de s’y retrouver. On serait tenté de croire que les plats traditionnels sont directement issus de la gastronomie vietnamienne : avec leurs bouquets de saveurs subtiles, ils sont appréciés depuis longtemps par toutes les couches de la population et font partie intégrante de la culture du pays. Pourtant, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. À y regarder de plus près, bon nombre de plats les plus typiques ne sont pas vierges de toute influence.
Prenons l’exemple du Cha ca - un plat hanoïen typique, préparé à base de morceaux de poisson-chat marinés dans du curcuma, puis sautés et accompagnés de vermicelles et d’oignons nouveaux, relevés avec du piment et assaisonnés avec du nuoc cham. Le cuisinier Luke Nguyen souligne l’apport de pratiques culinaires françaises dans ce plat : « Traditionnellement, les Vietnamiens servent le poisson en entier, avec les arêtes et tout le reste, pour en savourer le goût sucré. Ce n’est pas typiquement vietnamien de le détailler en filets, ni de le faire cuire à la poêle. »4 L’aneth, herbe aromatique importée par la France, se retrouve aujourd’hui en abondance dans la composition du Cha ca : tout en le parfumant avec finesse, il marque un apport issu de la colonisation.
Même un plat national comme le pho, véritable dénominateur commun culinaire dans tout le pays, ne serait pas issu uniquement de la tradition gastronomique vietnamienne. Il s’agit d’un bouillon savoureux, mijoté longtemps au feu doux et agrémenté de nouilles de riz, de tranches de viande de bœuf, de germes de haricots mungo et d’herbes fraîches, assaisonné avec du nuoc-mâm, un filet de citron et quelques rondelles de piment. Cette soupe de nouilles, légère et nourrissante à la fois, est consommée à toute heure de la journée, et notamment le matin en guise de petit-déjeuner. La présence de viande de bœuf trahit l’influence française dans la recette actuelle. D’après Nguyen Dinh Rao, président du club gastronomique de l’UNESCO de Hanoï, le premier pho serait né dans la ville de Nam Dinh : « Lorsque, au début du 20e siècle, l’industrie textile s’est installée dans cette région du delta du fleuve Rouge, dans le nord du Vietnam, les ouvriers arrivés d’ailleurs et les militaires français et vietnamiens réclamaient un plat moins fruste que les soupes traditionnelles locales. Au bouillon et aux nouilles au riz, manifestement vietnamiens, il a fallu ajouter du bœuf et d’autres ingrédients pour plaire au palais des Européens. »5
Bo bun, Sup mang tay cua… ces plats phares de la gastronomie vietnamienne ont, eux aussi, leur French touch : le premier, sorte de salade de vermicelles aux mille ingrédients, intègre des carottes et de la viande de bœuf dans sa recette ; le deuxième est une soupe à base de crabes et d’asperges. Le mariage culinaire franco-vietnamien le plus célèbre est sans doute le bành mi, ce sandwich confectionné avec de la baguette et garni de viande de porc ; il en existe d’innombrables variantes, également végétariennes, cependant la plus célèbre comporte de la terrine et de la poitrine de porc, du concombre et des légumes marinés ; le tout est aromatisé avec de la coriandre et assaisonné avec de la sauce soja et un peu de piment.
Plats ‘fusion’ : nouvelles habitudes de préparation et de consommation
L’introduction de nouveaux ingrédients au Vietnam a donné naissance à une multitude de nouveaux plats. On a assisté à la modification de plats anciens par l’ajout d’ingrédients nouveaux, mais aussi à l’adaptation de plats français au goût local : enrichissement de la crème caramel par du lait de coco, intégration de la farine de riz dans la baguette, ajout d’épices dans un ragoût de bœuf. Au canard à l’orange les Vietnamiens ajoutent de l’eau de coco fraîche, de la citronnelle et d’autres épices, pour qu’il devienne Vit nau cam, tandis que le célèbre ‘steak frites’ connaît une appropriation originale (le Bo bit-tet) dans laquelle les pommes de terre et la viande sont coupées en morceaux, sautées au wok et arrosées de nuoc-mâm.
Au restaurant, les tables sont dressées avec baguettes, fourchette et couteau. Sel et poivre trouvent leur place à côté des traditionnelles bouteilles de nuoc-mâm et sauce soja. Didier Corlou, chef spécialisé dans la cuisine gastronomique franco-vietnamienne, expérimente des associations audacieuses en utilisant du foie gras et de la truffe noire. Pendant ce temps, dans la rue, tous croquent toujours avec plaisir dans un bành mi…