La fourchette
Aux origines complexes, mêlant légendes et attestions d’usage, la fourchette s’affirme comme un objet identitaire de la culture occidentale.
On ne sait pas réellement quand apparaît la fourchette, si tant est que l’on soit d’accord sur la définition de l’objet. En effet, s’il n’y a pas discussion sur ce qu’est une cuillère ou un couteau, la chose est moins claire en ce qui concerne une fourchette. L’accord existe sur le fait qu’il s’agit d’un ustensile de table servant à piquer les mets pour les prendre, les passer du plat à l’assiette, les tenir afin de les couper ou les porter à la bouche. Mais - car il y a un grand ‘mais’ - ce n’est pas tout à fait la même chose de piquer dans un plat collectif ou dans une assiette individuelle, ni de piquer pour porter d’un endroit à l’autre ou pour porter des aliments à la bouche. Et, nous y reviendrons, est-ce réellement le même objet que celui à deux dents - qui est en fait davantage un couvert de service - et la petite fourchette individuelle à quatre dents pour le dessert ? Les divers dictionnaires règlent cette question, définissant la fourchette comme un « ustensile à deux, trois ou quatre dents ». A savoir toutefois que dans la langue française, le mot n’apparaît que vers 1300..
Des débuts semi-légendaires
Tout ceci ne règle en rien la question des origines de la fourchette. Il est assuré que dès l’Antiquité, il existait des ustensiles pour piquer dans les plats. On en trouve lors de fouilles aussi bien au Proche-Orient qu’en Egypte. Leur usage n’est cependant pas certain et il semble qu’ils aient plutôt été employés comme ustensiles de service, et pas encore pour la mise en bouche. La fourchette serait arrivée en Italie autour de l’an 1000 par Venise et, outre son utilisation attestée comme service à découpe, elle aurait alors été utilisée pour manger les premières pâtes. Dans certains inventaires des rois de France, il est fait mention dès le Moyen Âge de ce qui semble être des fourchettes à deux dents. On peut cependant affirmer sans grand risque d’erreur que la fourchette reste à cette époque un ustensile de service, sans usage individuel, qui ne paraît pas avoir encore conquis la table européenne et encore moins la table française. On a longtemps raconté qu’elle est arrivée en France dans les malles de Catherine de Médicis avec de nombreux autres éléments du raffinement italien. Une autre légende raconte qu’Henri III l’aurait découverte lors d’un voyage à Venise et l’aurait adoptée pour son usage personnel, y trouvant un avantage à l’utiliser en portant la fraise (un col de lingerie formé de plis), alors à la mode. En réalité, il est plus probable que sa diffusion comme ustensile utilisé pour la mise en bouche des aliments se soit faite plus progressivement en Europe, et ce dès la fin du Moyen Âge, sans doute depuis l’Italie. Une période où l’on commence à en retrouver quelques exemplaires et à la remarquer sur certaines toiles ou listes d’inventaires.
Une très lente diffusion
C’est durant les 17e et 18e siècles que la fourchette acquiert sa physionomie actuelle. Le modèle à deux dents bien droites et très pointues subsiste comme couvert de service. Elle sert pour tenir un aliment que l’on souhaite découper, ou pour servir les morceaux. Mais désormais il existe une fourchette individuelle, à trois puis peu à peu à quatre dents courbes. Si elle peut toujours piquer les aliments, l’ensemble du design est très assoupli. Le bout des dents est adouci afin d’éviter de se blesser la langue en la portant à la bouche. Il devient beaucoup plus facile d’attraper les aliments, soit en les piquant, comme la viande, soit en les prenant dans le creux de la fourchette. En effet l’augmentation du nombre des dents et le rétrécissement de l’espace entre ces dernières qui en résulte, fait que la fourchette devient un substitut idéal à la cuillère pour tous les aliments qui ne sont pas liquides. Il est permis de supposer que cette double nouveauté, pouvoir piquer délicatement mais aussi prendre les aliments dans le creux de la fourchette, incite à les porter directement à la bouche. Il devient ainsi, peu à peu, plus simple de manger avec une fourchette qu’avec les doigts.
Il n’empêche qu’on ne peut parler d’une adoption large et rapide. Elle demeure un objet précieux, réservé aux élites et encore, pas à toutes. On sait que Louis XIV ne voulait pas s’en servir et s’obstinait à manger avec ses doigts. Ceci dit, il devient de plus en plus courant, chez les élites européennes de posséder son couvert, une fourchette et une cuillère, gravé à ses armes, qu’on transporte sur soi et que l’on utilise pour le repas. La pratique va évoluer progressivement, et au 18e siècle, ce sera à l’hôte de fournir ces ustensiles à ses invités, la gravure étant désormais celle du maître de maison. C’est aussi l’occasion d’une première individualisation à l’échelle européenne. En France, on prend l’habitude de poser la fourchette pointe sur la table, avec les armes de famille gravées au dos du manche pour être lisibles. En Angleterre, la gravure est inversée et la fourchette est alors posée pointes en l’air. Il n’y a pas d’explication réellement satisfaisante à ces pratiques différentes. Le plus communément admis est de dire qu’en France on présente les pointes vers le bas pour donner une image moins agressive, et qu’en Angleterre, les pointes vers le haut évitent de marquer la nappe.
Une grande diversité
La fin du 18e siècle et le début du 19e siècle sont une période charnière pour l’histoire des manières de table et de l’utilisation des ustensiles de la table. Le changement des pratiques de table, le célèbre passage du service à la française à un service dit ‘à la russe’ constitue ainsi un moment important dans l’histoire de la fourchette.
Désormais pour chaque mets consommé, sont disposés sur la table les ustensiles qui lui sont adaptés. Dans le cas des couverts, c’est l’occasion d’inventer une multitude de déclinaisons, et donc de très nombreuses fourchettes. À côté des traditionnelles fourchettes de tables, on voit ainsi apparaître les fourchettes à dessert, à fruits, à poisson, à huîtres, à crustacés ou à escargots, ou encore la fourchette à melon. C’est également à cette époque qu’apparaissent différentes variantes de couverts à service, avec les fourchettes du service à poisson, du service à dépecer, celles pour le service de la salade et des hors-d’œuvre ou encore, plus originale, pour pickles et cornichons, que l’on retrouve sur les tables bourgeoises. Cette liste traduit le nouveau raffinement de la table et le style de service qui est adopté au début du 19e siècle, imposant un service plat à plat, qui conduit à modifier la manière dont la table est dressée.
Une forme pour chaque usage
Les ustensiles de table, et donc en premier lieu la fourchette, sont apportés en même temps que les différents plats. Pour cette raison, il en faut plusieurs pour chaque convive. Les devis de l’époque prévoient par exemple un minimum de trois fourchettes par hôte. Ceci est en phase avec le fait de manger au moins une entrée et deux plats, l’un en rôti et le second en sauce.
Evolutions récentes
L’histoire de la fourchette au 20e siècle correspond à une simplification des modèles et une diversification des matériaux. Simplification des modèles car la table contemporaine se dépouille de plus en plus. Ce phénomène a une double origine. Plus on avance dans le siècle et plus les tables et les salles à manger sont petites. Par ailleurs, la Nouvelle Cuisine et son influence sur les arts de la table conduit à une simplification très importante du service. Ces deux points combinés condamnent peu à peu la grande diversité du 19e siècle. Ne subsistent, dans la plupart des cas, que les fourchettes de table et à dessert. Les fourchettes à huître se font rares, les autres modèles disparaissent pratiquement des tables mais aussi des catalogues des fabricants. En revanche, parce qu’elle reste l’ustensile indispensable pour manger, la fourchette, comme tous les couverts, connaît une très forte évolution, non dans la forme mais dans les matériaux utilisés pour la fabriquer.
Variété des matériaux de fabrication
Alors que les premières fourchettes présentaient des dents en fer, elles sont peu à peu fabriquées également avec des métaux précieux, argent, vermeil ou or. La généralisation de son usage au 19e siècle et sa diffusion dans l’ensemble de la population est l’occasion d’une très large diversification. Les moins chères restent en fer ou en alliage pauvre à base d’étain ou de cuivre comme le laiton. Avec la découverte des procédés de dorure et d’argenture par l’électricité, le laiton devient le matériau de base au milieu du 19e siècle, remplacé par le Maillechort1 à partir des années 1860-70. On parle alors de métal blanc, puisqu’il a la même couleur que l’argent. A la fin du siècle apparaissent les couverts et les fourchettes en aluminium. Avec le 20e siècle et le développement d’une alimentation nomade, le plastique s’invite sur les tables ou les nappes des pique-niques, tandis que l’acier inoxydable devient le matériau le plus courant.
Devenue un élément indispensable de la table occidentale, la fourchette s’affirme également comme un objet identitaire. En effet, la population mondiale se divise approximativement en trois tiers pour la manière de consommer les aliments. Le premier tiers mange avec ses doigts, le second avec des baguettes et le troisième, l’Occident au sens large, avec une fourchette.