La révolution des toques blanches
Le foie gras n’a pas plus de valeur que le manioc, les insectes sont tout aussi comestibles que la viande ou le poisson. Ouverts à des expériences culinaires inhabituelles, des chefs parmi les plus novateurs oeuvrent en faveur d'une alimentation plus en phase avec les ressources locales.
Une révolution s’est amorcée dans les cuisines gastronomiques du monde entier. Les professionnels misent sur de nouveaux engagements : renverser la chaîne mondiale de production de masse, trouver des voies pour régénérer les écosystèmes et revitaliser l’économie tout en améliorant nos rapports avec l’alimentation.
Ferran Adrià a été le premier à faire la preuve que passion culinaire et science peuvent former un savoureux ménage. Mais sa recherche s'est surtout concentrée sur la méthodologie et les processus. Dans les années 1990, il se livre à des expériences dans sa légendaire cuisine laboratoire du restaurant El Bulli, sur la Costa Brava, en Espagne. Naissent alors de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes culinaires qui dépassent le stade des sensations gustatives en s’approchant de l’art.
Plus récemment, des cuisiniers se sont intéressés à la diversité culturelle et biologique des traditions culinaires. Alex Atalà, fondateur du D.O.M. à Sao Paulo (1999), l'un des chefs actuels les plus brillants, membre de la seconde vague d’innovateurs après l’ère Adrià, redécouvre les traditions culinaires brésiliennes en les réinterprétant selon les codes contemporains. «En utilisant surtout des produits brésiliens, on fournit une nouvelle source de revenus aux habitants de mon pays et on contribue à la protection de l’environnement. Le foie gras n’a pas plus de valeur que le manioc.» Les recherches des cuisiniers concernent également la cuisson des insectes et les «saveurs dynamiques» générées par la putréfaction.
L'influence de la fermentation
Les «saveurs dynamiques» sont la marque de fabrique de Kobe Desramaults, une star montante de la gastronomie belge. Dans son restaurant In De Wulf, il associe des techniques modernes à une tradition culinaire séculaire, alliant méthodes de conservation et utilisation de plantes sauvages cueillies sur place. «Tout à fait naturellement, nous en sommes venus à réfléchir aux méthodes de conservation d'aliments locaux saisonniers d’autrefois. C’est ainsi que nous avons commencé à expérimenter les processus de fermentation qui conduisent à la conservation durable d’aliments», explique le chef belge. Il ajoute : «C'est comme l'assemblage d'un puzzle. Redécouvrir ce potentiel et ces saveurs nous aide à perpétuer la tradition.»
«J’ai grandi à Dranouter, l’endroit où je me sens chez moi et que j’aime à retrouver. Mon menu ne change pas à chaque saison, seulement quand c'est le bon moment. C’est ce que je nomme la ‘cuisine organique’ parce que je l’adapte à ce qui nous entoure.» Après avoir cuisiné expérimentalement avec de l’azote et d’autres molécules, Kobe Desramaults a choisi de revenir à ses racines et de travailler avec des produits régionaux et des processus de fermentation des aliments. Il n’utilise aucun produit ‘exotique’ ou luxueux, mais seulement des légumes de saison des fermiers locaux, des plantes sauvages du mont Kemmel, du veau de Cassel, des calamars pêchés dans la Mer du Nord et des algues de ce littoral. Il associe des techniques modernes à une tradition culinaire séculaire et à des méthodes de conservation éprouvée, corrigeant le résultat et les saveurs obtenues par l’ajout de levures ou de moisissure. A l’exemple du jeune pigeon de Steenvoorde, affiné trois mois sur du foin brûlé, l’une de ses dernières créations culinaires.
Chefs et ambassadeurs d’une alimentation durable
Deux conférences tenues en 2011 et 2012 au symposium MAD à Copenhague («mad» signifie alimentation en danois) ont eu pour objet la consommation d’insectes. MAD est un «Davos gastronomique» alternatif fondé par René Redzepi, le chef multi-étoilé, qui réunit chaque année depuis trois ans à Copenhague les arbitres du goût du monde entier. Le thème principal de l’édition 2014, c' était les tripes sous tous leurs aspects : social, environnemental, émotionnel et culinaire, avec un petit brin de folie en plus. MAD est devenu l’occasion pour les chefs d’échanger entre eux sur leur responsabilité et leur capacité à faire bouger les choses, grâce notamment à leur statut de célébrité. «Notre métier est en train de changer», affirme René Redzepi. «Certains chefs sont invités à des conférences TED, d’autres à la Maison-Blanche.» Des réunions professionnelles d’avant-garde comme celles du MAD sont le signe que les chefs modernes sont confrontés à des défis qui dépassent largement la simple fourniture de nourriture à des individus. La question actuelle qui agite les organisateurs du MAD est de savoir «comment faire prendre conscience aux acteurs de l’industrie alimentaire de la pertinence d’une approche interdisciplinaire de l’alimentation. […] Nous voulons mieux comprendre l’alimentation, être plus conscients de ce que nous préparons et influencer la production des aliments pour la rendre meilleure.»
Cook it Raw (Cuisine-le cru) est une autre expérience née de la mouvance Noma, une communauté gastronomique menée par un impétueux communicateur italien, Alessandro Porcelli, ancien joueur de basket en Australie et aujourd’hui consultant auprès des gouvernements danois et suédois sur les sujets liés à l’alimentation. Cook it Raw organise des manifestations annuelles itinérantes qui rassemblent des douzaines de chefs émergents parmi les plus influents du monde. «Lors de ces manifestations, les chefs explorent quelques-unes des régions les plus intéressantes de la terre, de la Laponie au Japon en passant par la Caroline du Sud, et prennent le temps d’expérimenter ce qu’ils ne pourraient pas faire dans leur propre cuisine», explique Alessandro Porcelli. Il poursuit : «La volonté de prendre des risques rapproche les chefs. Des amitiés et des collaborations se créent, ce qui n’était pas concevable il y a dix ans encore, lorsque chacun était replié sur sa cuisine et ses secrets.»
La communauté Raw se crée en utilisant les réseaux sociaux modernes : de grands chefs y rencontrent des producteurs tandis que des artisans partagent leurs réalisations personnelles en arbitres de la durabilité. «Les chefs peuvent devenir les ambassadeurs de nouvelles voies vers la durabilité, fonctionner comme les interlocuteurs des universitaires et ainsi participer à la préservation de la biodiversité», soutient Alessandro Porcelli. «L’avenir appartient aux petites fermes biologiques et non plus à l’agriculture conventionnelle à grande échelle, lucrative, engrangeant les subventions étatiques et institutionnelles. C’est notre seule chance de survie.» Cook it Raw emmène les cuisiniers cueillir les plantes sauvages directement dans les champs et sur le chemin de retour, ils s’arrêtent chez les fermiers: «Dans chaque pays visité, la production locale, de l’élevage à l'agriculture, doit être protégée car elle abrite des joyaux précieux, uniques, inestimables à découvrir.»
David Chang, Davide Scabin, Pascal Barbot et Massimo Bottura sont les chefs de renom de la communauté Cook it Raw. En octobre 2013, ils se sont rencontrés en Caroline du Sud sur le thème du barbecue, qui forme la base de la culture gastronomique des USA. En 2014, ils seront au Yucatan, au Mexique. Avec pour souhait d’ouvrir progressivement cette rencontre de professionnels au public.