Quelle place pour la mort dans nos vies de mangeurs ?
L’élevage à but alimentaire implique généralement la mise à mort d’animaux. Anthropologiquement parlant, ce n’est pas un fait anodin…
L’élevage à but alimentaire implique généralement la mise à mort d’animaux. Anthropologiquement parlant, ce n’est pas un fait anodin. Les sociétés humaines ont très souvent développé des efforts particuliers pour cadrer socialement la mise à mort de l’animal. Cela ne veut pas dire que celle-ci était forcément vécue comme un drame, au contraire même. Parfois, la mort de l’animal est source de réjouissances, comme dans les fermes suisses où, encore au 20e siècle, la tuée du cochon réunissait les membres d’une famille. Sur un plan plus solennel, on peut mentionner aussi les règles d’abattage rituels prescrites par certaines religions, dont l’islam et le judaïsme. Il y a plusieurs interprétations possibles des rituels de la Dhabiha islamique ou de la Shehita juive, mais fondamentalement, il y a un lien avec l’aspect problématique, impur, voire interdit de la mort. Ces rituels ont pour fonction de rendre symboliquement consommable la chair d’un animal mort. Pour aller chercher un exemple qui n’est pas lié à l’élevage, on peut évoquer tous les rituels entourant les pratiques de chasse, que ce soient les prières Inuits à Sedna, la déesse de la mer, pour la convaincre de libérer les animaux marins pour qu’ils puissent être chassés, ou les cérémonies d’offrande à l’esprit du bison, faites par les Lakotah avant de partir en chasse. Bref, la diversité des exemples est ici inépuisable.
Cela peut paraître bien exotique et d’un autre temps, mais il est intéressant de dresser un parallèle avec nos sociétés occidentales contemporaines. L’aspect problématique de la mise à mort de l’animal se reflète aussi dans son invisibilisation dans l'industrie de la viande. Les infrastructures, comme les abattoirs, sont éloignées géographiquement loin des yeux de la population. Les morceaux de viande sont préparés minutieusement et présentés aux consommateurs sous une forme aseptisée, en barquettes plastifiées. Il n’y a aussi que peu de références à l’animal biologique dans les images du marketing et en tout cas aucune allusion à la mort ou au sang versé… En fait, notre industrie de boucherie fait elle aussi un travail qui transforme physiquement et symboliquement l’animal mort. Elle transforme la chair d’un animal tué en un bien socialement et culturellement consommable, « neutralisé », la viande. Et si on observe la mise à mort elle-même, dans les abattoirs suisses par exemple, on se rend compte que chez nous aussi la mort est très encadrée. Cela passe par les lois de protection des animaux, par exemple avec l'obligation d’étourdir l’animal pour éviter la souffrance, et par des logiques d’hygiène : par exemple, un vétérinaire doit examiner l’animal pour assurer sa bonne santé. Comme les pratiques religieuses du halal ou du casher, ces règles peuvent être vues comme un cadre culturel qui distingue la mort correcte, juste, voire noble, de la mort cruelle, impure, ou menaçante.
Toutefois, on voit bien qu'une partie de la population ne se satisfait pas de ce cadre et conteste son efficacité à éliminer le scandale de la mise à mort. Pour certaines personnes, la mort de l’animal ne peut plus se justifier du tout. Pour d’autres, ce sont surtout la souffrance et les mauvais traitements qui demeurent intolérables. En résumé, la mort de l’animal n’a plus vraiment de place dans nos sociétés : soit on l’ignore en l’éloignant dans la marge des zones industrielles, soit elle devient intolérable.
Mais dans la production de viande de masse, industrialisée, il n’y pas que l’animal qui est susceptible de souffrir. Des recherches ont mis en lumière les dangers pour la santé des travailleurs de la viande industrielle. Ils concernent des pathologies liées aux conditions de vie (poussières) ou épidémiques (hépatite E, influenza, streptocoques) et celles liées à la pénibilité du travail (douleurs aux dos, aux doigts, au poignet, surdité). Mais en plus des corps, ce travail peut aussi causer des problèmes moraux : culpabilité, le sentiment de faire un travail morbide, d’être un paria. En effet, l’invisibilisation des abattoirs et de la mort des animaux et leur difficile acceptation sociale se répercutent sur ces travailleurs qui ne peuvent pas vraiment être reconnus dans leur travail, qui prend des allures de “sale boulot”.
Devoir effectuer l’acte de mise à mort dans un contexte industriel implique aussi de suivre une logique et des cadences industrielles. C’est la mort à la chaîne en quelque sorte et l’intervention humaine directe est encore nécessaire pour plusieurs espèces d’animaux de boucherie, notamment les plus grandes (bœufs, vaches, porcs…). La logique industrielle ne laisse pas tellement de place et surtout pas le temps nécessaire pour gérer la mort… Lorsqu’on est face à l’animal qui montre sa peur, se défend, il est difficile de ne pas être affecté, de créer une distance, de désanimaliser l’animal, de le chosifier, comme le suggère la logique industrielle. L’acte de tuer n’est donc pas complètement effaçable. Encore une fois, même aseptisée, régulée, industrialisée, la mort montre sa puissance symbolique.
Comme souvent, des réponses sont offertes par le développement de nouvelles technologies, en imaginant des productions de viande ou de produits laitiers sans animaux, en laboratoire. Si elles recourent tout de même à des animaux vivants pour prélever des tissus à la base du processus de fabrication, ces solutions proposent de régler le problème de la mise à mort en l’effaçant. Il est toutefois difficile de savoir aujourd’hui à quel point la chair artificielle produite sera considérée comme un substitut valable à la viande. Sera-t-elle vraiment socialement et culturellement considérée comme mangeable ?
Un grand merci à Zoé Lüthi (assistance recherche et documentation)
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