La valeur sociale et culturelle de la viande
Notre nourriture ne fait pas qu’alimenter notre corps biologique. Elle est aussi un marqueur identitaire, un symbole d’appartenance…
Notre nourriture ne fait pas qu’alimenter notre corps biologique. Elle est aussi un marqueur identitaire, un symbole d’appartenance. Pensez à votre dépaysement culinaire en voyage et au plaisir de retrouver des plats de “chez vous”. Elle est aussi un élément essentiel dans nos interactions sociales. Dans de nombreuses cultures, on s’offre de la nourriture (une bouteille de vin, des chocolats…) ou partage un repas pour créer des liens ou marquer une occasion. Les religions ont bien saisi le pouvoir symbolique de l’aliment : les offrandes aux dieux sont très souvent faites de nourriture. Manger est de toute évidence un acte symbolique puissant, dans le sens qu’il s’agit de s’approprier les propriétés, non seulement physiques, mais aussi symboliques, de ce que l’on mange… Que ce soit pour augmenter ses capacités ou au contraire s'empoisonner. Cette ambiguïté fondamentale de l’aliment comme vie ou poison engendre un savoir culturel autour de ce qui est bon à manger et ce qui ne l’est pas. Cela dépasse largement le risque sanitaire objectif. Un aliment peut être un délice dans certaines cultures et une abomination pour les autres…
La viande reflète bien cette ambiguïté de l’aliment. Dans ses aspects positifs, elle symbolise souvent la force et la santé. Même aujourd’hui où la consommation est quotidienne pour beaucoup, les repas de fêtes sont très généralement articulés autour d’une viande spéciale : l’agneau de l’Aïd-el-kebir, la dinde de Noël ou de Thanksgiving, etc. D’un autre côté, les viandes sont les aliments les plus frappés d’interdits. On pense immédiatement à l’interdit du porc dans l’Islam et le judaïsme, ou encore au végétarianisme religieux lié à certaines castes hindoues. Mais au-delà, dans toute culture, il y a certaines viandes qui ne sont pas considérées bonnes à manger. Souvent la limite du mangeable se définit d’ailleurs en relation avec la proximité à l’humain. Dans les cultures occidentales par exemple, il est généralement hors de question de consommer la chair d’un animal de compagnie. Cette idée a souvent été associée à l’interdit de l’anthropophagie. Manger un animal trop proche de l’humain serait-il comme manger de l’humain ? Il est d’ailleurs intéressant que les discours véganes et antispécistes étendent parfois la notion de “meurtre” aux animaux, alors qu’elle est normalement réservée à l’humain.
Au-delà des interdits, la consommation de certains aliments est liée aussi à une appartenance sociale spécifique, notamment en termes de classe sociale. Le coût de certains produits joue un rôle certain, mais n’explique pas tout non plus. La place de la viande est intéressante à cet égard. Des études ont bien montré pour la France notamment que dans le passé, la viande était plutôt l’apanage de la noblesse, puis de la bourgeoisie. Aujourd’hui, les normes se sont inversées. La viande est plus consommée dans les classes populaires alors que les cadres favorisent de plus en plus les légumes et les fruits. Ce lien entre consommation de viande et identités sociales se décline différemment à l'international. L’augmentation de la consommation de viande et de produits laitiers dans les classes moyennes des pays asiatiques notamment, est souvent associée à l’imitation d’un mode de vie occidental qui est valorisé socialement.
La consommation de viande est aussi liée à la masculinité et aux identités de genre. Typiquement, les publicités mettent en scène des hommes autour de BBQ… A l’opposé, des études ont montré que le véganisme était parfois associé à un manque de virilité par les populations omnivores. Dans les faits, même s’il est difficile d’avoir des chiffres exacts, il semble que les femmes sont plus nombreuses à renoncer à la viande. En effet, la personne végane type serait statistiquement une femme urbaine, de gauche, diplômée, sans religion déclarée.
Mais ne plus manger de viande affecte aussi directement les femmes, en lien avec les modèles familiaux dominants. En effet, il a été montré qu’elles portent davantage que les hommes la charge d’apprentissage et de travail qui est liée à un changement des pratiques alimentaires dans la famille… il en va de même pour réapprendre à cuisiner sans viande…
Ce dernier point montre que le rôle social d’un aliment se décline bien au-delà des aspects purement symboliques, mais que ceux-ci s'incarnent très concrètement dans notre quotidien.
Un grand merci à Zoé Lüthi (assistance recherche et documentation)
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