Prêt pour un cocktail virtuel…
Les journaux nous le promettent : grâce à un subtil cocktail d’électronique, le verre de demain changera l’eau en vin et trompera nos sens. Chiche ?
De l’eau, de l’électronique, des diffuseurs : la base des cocktails du troisième millénaire ? ©Keio-NUS CUTE Center, SSI, NUS
Les gros titres des journaux nous le promettent : grâce à un subtil cocktail d’électronique, le verre de demain changera l’eau en vin et trompera nos sens pour nous faire boire tout et n'importe quoi1.
Reprise de façon récurrente dans la presse en ligne, dans les blogs et sur les réseaux sociaux, cette information se base sur une invention pour le moins originale de Nimesha Ranasinghe2, naguère chercheur à la National University of Singapore : le Vocktail. Il s’agit d’un verre capable de transformer la consommation d’eau pure et transparente en un savant mélange de sensations rappelant un verre de vin, un jus d’orange ou encore un mojito.
Pour réaliser un tel tour digne des plus grands prophètes, ce verre à cocktails virtuels stimule trois de nos sens. Une diode électroluminescente modifie la couleur du liquide, quelques électrodes placées sur le rebord du verre font percevoir des saveurs en stimulant directement nos papilles gustatives, et une buse libère des composés odorants évoquant le parfum de la boisson désirée3. L’idée est donc de donner l’impression au dégustateur qu’il boit autre chose que de l’eau. Bluffant, non ?
Rien de très virtuel cependant, puisque la sensation de couleur reste provoquée par un changement de… couleur, et la sensation aromatique par l’utilisation d’un… arôme alimentaire. Unique contribution au virtuel, les sensations gustatives sont évoquées par la seule stimulation électrique des papilles gustatives de notre langue, sans aucun recours direct à des composés sapides. S’il n’est pas si virtuel que cela, l’objet tire sa magie du fait de pouvoir changer instantanément les caractéristiques d’une même boisson et passer ainsi d’une gorgée de vin rouge à une gorgée de mojito, par exemple. Rigolo, n’est-ce pas ? Rigolo, certes, mais tout de même limité.
Des couleurs sans relief
En ce qui concerne l’aspect visuel tout d’abord, la simple utilisation de LED permet en effet de changer la couleur du liquide transparent et ainsi de rappeler une boisson aux fruits rouges, à l’orange, à la menthe verte… Ce qui n’a rien d’anodin puisque nous savons depuis plus d’un demi-siècle que la couleur d’une boisson influence notre perception de son goût4, pouvant même faire passer un vulgaire vin blanc pour un vin rouge5. Mais la couleur ne fait pas tout, l’opacité ou la transparence du liquide sont également un élément important dans sa perception. Une caractéristique qui n’est pas modifiable ici : impossible donc de simuler la blancheur du lait ou l’opacité d’un bordeaux charnu. En permettant de donner une tonalité de couleur à de l’eau, le recours aux LED dans le Vocktail ouvre donc des voies mais restreint le champ des possibles, loin de simuler n’importe quelle boisson.
Mené par le bout du nez
La limite est encore plus conséquente pour ce qui est des arômes. En effet, dans l’état actuel, le Voctkail requiert d’avoir déjà prêts à l’emploi les arômes correspondant aux boissons souhaitées : un arôme mojito, un arôme de vin rouge, de bière, de cola, etc. Chacun dans son propre réservoir. Le prototype présenté en contient trois, ce qui permet de s’amuser mais reste loin des mille et une boissons imaginables. L’idéal serait d’avoir à disposition des arômes de base qui, recombinés avec intelligence, permettraient de recréer une variété d’arômes de boisson réaliste. Cela est bien plus complexe qu’il n’y paraît et nécessiterait plusieurs dizaines de réservoirs (de quoi surcharger significativement le verre à cocktail), ainsi que d’avoir la possibilité de nuancer avec précision les concentrations de chaque composant – un autre défi technologique. Cette idée a déjà flotté au début des années 2000, reprise par des start-up promettant la transmission d’odeurs par internet : investissements conséquents, gros buzz dans la presse spécialisée et sur les prémices des réseaux sociaux, et flops retentissants à l’arrivée6. Mais la recherche continue, et rien n’exclut qu’un jour cela soit possible. Restera cependant un problème majeur pour notre Vocktail : il ne diffuse malheureusement pas les arômes de la bonne manière. En effet, pour que l’illusion soit correcte, il importe que l’arôme soit exhalé et non pas seulement reniflé. C’est-à-dire qu’il faut que l’arôme stimule notre système olfactif en passant par l’arrière de la gorge lors de l’expiration (on parle de voie rétronasale) et non par le devant du nez lors de l’inspiration (on parle alors de voie orthonasale)7. Les effets ne sont pas les mêmes, et seule la voie rétronasale donne la sensation aromatique d’une boisson en cours de consommation. Sans elle, le breuvage pourra même être perçu comme plus fade, le reniflage nous laissant entrevoir une boisson bien parfumée et puis…plus rien, déception. C’est ballot ! Une solution, d’ailleurs mise en œuvre dans les travaux scientifiques sur l’odorat, consiste à délivrer les arômes directement à l’arrière de la cavité nasale à l’aide d’un tube en plastique inséré dans le nez. Mais aurait-on vraiment envie de s’insérer un tube dans le nez à l’occasion d’une ‘Vocktail party’ ?
Des saveurs électriques
La partie probablement la plus innovante du Vocktail consiste bien à recréer des sensations de saveurs à partir d’une simple stimulation électrique des papilles gustatives. Qui n’a pas déjà tenté de poser sa langue sur les deux bornes d’une pile de 9 volts et ressenti une sensation, pas si douce, de saveur particulière ?8 Cette saveur électrique9 serait notamment due au déplacement d’ions déjà présents dans notre salive, comme le sodium (Na+) ou l’hydrogène (H+). Cela expliquant pourquoi, en ajustant bien le courant émis par l’électrode, l’on pourrait évoquer une sensation salée, en principe celle du chlorure de sodium (NaCl), ou acidulée, celle des composés acides libérant des ions hydrogènes (H+). Il reste même envisageable que de tels petits courants électriques excitent directement nos papilles gustatives10. Quoi qu’il en soit, dans leur grande majorité, les travaux de recherche mentionnent la capacité d’évoquer des sensations salées ou acides, mais très rarement le sucré ou l’amer. L’exploration des articles scientifiques à la base de la création du Vocktail ne montre d’ailleurs pas autre chose : seules les sensations salée et acide sont évoquées significativement par ce verre11. En outre, seule la pointe de la langue est ici stimulée, ce qui est tout de même assez différent d’une sensation évoquée en pleine bouche, et cette stimulation cesse dès la fin du contact avec le verre. Or, nous ne restons généralement pas avec la langue collée à celui-ci pendant bien longtemps. C’est peut-être pour cela que Nimesha Ranasinghe et son équipe s’intéressent à d’autres supports de stimulation tout aussi étonnants que le Vocktail, comme la sucette électronique12 ou les baguettes chinoises connectées13.
À ranger dans un cabinet de curiosités ?
Loin de délivrer toutes ses promesses, le Vocktail reste un bel objet, marque d’une inventivité et du désir d’exploration des possibles qui font la richesse de l’humanité. Un objet à ranger dans un cabinet de curiosités, à côté d’autres comme le chapeau radio, les lunettes inclinées pour lire au lit14 ou le réveil olfactif ?15 Rien n’est moins sûr. Si cette invention fait tant de bruit, c’est probablement qu’elle rencontre un public intéressé et réjoui. Un potentiel pour des développements futurs. Quoi qu’il en soit, les chercheurs en sciences sensorielles, qui connaissent bien les limites d’un tel appareil, le regardent d’un œil aussi amusé mais bienveillant – ce n’est en effet pas tous les jours que nous pouvons laisser aller nos rêves sensoriels les plus fous, et cela fait du bien. Que cette histoire soit elle-même virtuelle n’a finalement que peu d’importance.