La nourriture de demain: pilules de rêve
La nourriture du futur imaginée par les auteurs de science-fiction entre 1896 et 1973 est destinée à des consommateurs standardisés, aliénés par une société capitaliste en quête de rentabilité. Prophétie ou métaphore?
La science-fiction ne cherche pas à anticiper le futur: il s’agit d’un genre narratif qui grossit, comme le ferait une loupe, les lignes d’avenir qui irriguent le présent. En effet, et principalement depuis la seconde révolution industrielle du XIXe siècle qui engendrera discours et images technoscientifiques à foison, de nombreux écrivains, graveurs et illustrateurs se sont saisi de ces lignes d’avenir, afin d’imaginer ce à quoi elles conduiraient si elles se concrétisaient: l’acte de naissance de la science-fiction venait d’être signé. Cela étant dit, venons-en à la question de l’image futuriste de la nourriture diffusée par la science-fiction.
La première image de cet article est particulièrement représentative – tout comme la deuxième – de la manière dont l’avenir est «instrumentalisé» pour évoquer la direction prise par une société industrielle en pleine effervescence: on imagine qu’un appareil automatique à vapeur permettra un siècle plus tard, en l’an 2000, l’éclosion accélérée des œufs de poule. Evidemment, ce n’est pas vraiment le futur qui est concerné ici – sinon pourquoi imaginer que les femmes seraient habillées… comme au XIXe siècle ? –, mais le nécessaire perfectionnement d’une industrie agro-alimentaire qui, dans une société florissante, doit nourrir toujours plus de monde, toujours plus vite : la richesse d’une société se mesure apparemment à l’enrichissement de ses lieux les plus pauvres. Cette illustration sert avant tout à pointer l’importance de voir la pauvreté rurale, transformée par la technologie, s’adapter à une société industrielle pleine d’espoirs et de rêves.
Quelques décennies plus tard, l’iconographie qui traite ces rêves et ces espoirs assume clairement une saveur futuriste, délestée de toute naïveté : les images n°3 et surtout 4 ne montrent pas le simple ajout d’une machine à une campagne plus ou moins préindustrielle, mais la complète métamorphose de notre manière de cultiver – et donc d’envisager – les sols. On voit en effet dans l’image n°3 une usine intégrale de 1950 – «A mechanical behemoth» (un monstre mécanique) – qui gère l’ensemble des tâches agricoles : des semailles à l’empaquetage! Le monde de la paysannerie devient donc le lieu nourricier de l’humanité occidentale ; quant aux agriculteurs, ils adoptent le statut de techniciens coupés du sol et de leur pauvreté pour investir physiquement la machine. Ces images science-fictionnelles insistent toutes sur l’une des composantes fondamentales d’une alimentation se voulant futuriste : les denrées comestibles doivent être produites de manière optimale, grâce à cette technologie efficace vantée depuis les Lumières. En ce sens, et c’est un point fondamental pour comprendre comment la science-fiction travaille les lignes d’avenir qui innervent le monde empirique, la nourriture du futur sera industrielle – tout comme l’est le tournant du XIXe-XXe siècle –, c’est-à-dire une production intimement standardisée pour être plus rentable. Une nourriture optimisée pour une population à optimiser : la société capitaliste cherche à évoluer vers une maximisation du profit et l’image futuriste de la nourriture ne fait que refléter, sous forme distanciée, l’évolution déjà en germe dans le monde moderne.
Une métaphore de nos espoirs
Pour chacune de ces images, la science-fiction propose quantité de représentations critiques remettant en question leur ingénuité. En effet, et telle est la seconde fonction des dispositifs science-fictionnels évoqués au début de ce texte, les écrivains ou illustrateurs cherchent à former des métaphores – que d’aucuns interprètent à tort au premier degré – en vue de penser nos espoirs et nos rêves. La nourriture est alors fréquemment revisitée puisqu’elle est le motif symbolique au cœur duquel se joue le sens de l’existence humaine dans un monde de plus en plus capitaliste.
Gravée par Hesketh Daubeny en 1909, l’image n°5, par exemple, se rapproche graphiquement de l’image n°1. En revanche, cette fois-ci, l’ironie est de mise dans la production sérielle des poussins: le paysan ressemble davantage à un pauvre bougre réduit servilement à accomplir une tâche répétitive (placer les œufs dans la machine) conduisant à l’envahissement chaotique de son triste champ par des poulets. L’optimisation de la production et la richesse des capitalistes supposent irrémédiablement l’aliénation et la pauvreté de la paysannerie: c’est aussi sur ce point que semble insister l’image n°6, en présentant le « speed lunch », sorte de mise en abyme du processus capitaliste lui-même.
En effet, dans cette image, comme dans l’image n°7, les employés deviennent les rouages d’une machine, sorte d’attraction foraine à caractère nourricier : l’homme doit être sustenté efficacement pour contribuer au système qui le nourrit, c’est-à-dire le système industriel lui-même. Le repas devient donc un processus automatisé pendant lequel chacun mange la même chose et dans le même ordre. On ne se parle pas et on ne rit pas en mangeant, on avance vers la sortie et, partant, vers ses activités professionnelles.
Autrement dit, et ces points se retrouvent tous dans l’image n° 8, la nourriture du futur n’est plus associée au plaisir ou à la richesse, mais à l’absorption mécanique de substances nutritives (division des mets dans l’image 7 et des composantes dans l’image 8). La joie ou la convivialité ont disparu, seule l’efficacité importe à ces individus modernes, habillés du même uniforme, devenus les éléments standardisés d’un système efficace: la nourriture du futur se dote des mêmes attributs que la société qui la fabrique.
Le dernier pas a été franchi par l’image n°9 de 1960: l’astronaute du futur ingurgite des pilules, une nourriture optimisée, efficace et réduite à ses seules composantes nutritives. Or, le personnage semble peu ravi de cet état de fait : sa moue songeuse ainsi que les posters tapissant son habitacle laissent entendre que rien ne remplacera un bon poulet ou un steak succulent (recouvrant à moitié une pin-up: l’association entre repas «charnel» et sensualité «charnelle» est claire), en dépit des vertus objectives des pilules.
Les dessinateurs de science-fiction n’ont pas été dupes : les progrès vantés par certains discours technoscientifiques leur paraissent manquer cruellement de consistance (l’assiette de l’astronaute est bien vide) et c’est peu dire, puisque la métaphore de la « consistance », nous conduit à décrypter la véritable symbolique d’une nourriture efficace. Cette symbolique, l’affiche française du film Soleil vert (1973) de l’image n°10 la travaille à son extrême. En 2022, le monde est surpeuplé, la pauvreté augmente, la nature est moribonde tandis que le peuple se nourrit de soylent green – aliment synthétique hautement énergétique produit par une multinationale. Le récit nous apprend lors d’un twist final que ce produit est en fait fabriqué à partir de cadavres humains : la boucle est bouclée, l’homme se nourrit de sa propre chair, il est devenu le produit de consommation que l’on donne aux individus, afin qu’ils continuent à faire tourner la société de consommation.
Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es
La métaphore du soylent green n’exprime pas autre chose que le processus abordé depuis le début de cet article: parler de la nourriture du futur, c’est parler d’une société qui cherche l’optimisation de son système de production. D’abord la production sérielle des poussins et des produits de la terre, puis la fonctionnalisation du repas à des fins d’efficacité et, enfin, les hommes qui deviennent leur propre pitance : la science-fiction ne réfléchit donc pas à l’évolution réelle des denrées que nous consommons, mais rappelle que notre conception de la nourriture est avant tout révélatrice de notre conception de l’être humain. Autrement dit, la nourriture du futur sera similaire à l’homme du futur. Plus nous standardiserons nos aliments, plus nous saurons que l’homme est standardisé ; plus nous décomposerons ou rendrons artificiels nos repas, plus nous aurons la certitude que nous sommes décomposés (en pièces détachées d’un système qui nous dépasse) et artificialisés (en fonction sociale dont l’intériorité importe peu). En un mot comme en cent : «Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es».