Manger dans l’espace
Départ pour un voyage dans le cyberespace alimentaire, histoire de mieux comprendre l’évolution et les exigences pratiques de l’alimentation, ainsi que la place qu’elle occupe dans le quotidien des astronautes! Ou comment Russes et Américains fraternisent autour de la table…
Ancien dirigeant chez Microsoft, Charles Simonyi déguste en 2007 un menu composé de cailles rôties au vin Madiran, d’un effiloché de volaille en Parmentier et de pommes fondantes en morceaux. Un menu choisi par sa compagne Martha Stewart et préparé par le chef Alain Ducasse, trois étoiles au Guide Michelin. Un repas somme toute anodin pour un milliardaire, qui ne mérite pas que l’on s’y arrête sauf si l’on découvre que ledit repas a ravi les papilles de l’un des cinq touristes de l’espace accueilli à bord de la Station spatiale internationale (ISS).
Des héros frugaux aux touristes gourmands
Le repas savouré par Charles Simonyi tranche nettement avec l’idée que l’on se fait de la nourriture pour astronautes, assimilée à de tristes sachets de ragoût de poulet déshydraté accompagné de purée. Il participe à sa façon à l’évolution des voyages dans l’espace qui sont passés de l’épopée héroïque des débuts à une aventure confortable pour milliardaires. Le recours à des chefs célèbres et à leurs créations culinaires en est la manifestation la plus récente. Elle symbolise la valeur que peut revêtir une banale assiette de nourriture préparée et mangée lors d’un voyage spatial.
Une expérience gourmande hors du monde
Le repas et les rituels qui l’entourent sont des manifestations à la fois matérielles et culturelles. L’apesanteur et le confinement de la vie dans l’espace accentuent leur importance symbolique et réelle. Manger dans l’espace a toujours stimulé l’imagination populaire car cela présuppose une expérience intime et gustative littéralement vécue hors du monde. En examinant l’évolution de l’alimentation dans l’espace, en particulier sa conception et son rôle dans la vie quotidienne des astronautes, l’on suit aussi le cours historique des voyages dans l’espace.
Premier repas et premiers raffinements
Au début, on s’est surtout interrogé sur la capacité des astronautes à pouvoir avaler et manger des aliments dans l’espace. Le système digestif humain sera-t-il capable de fonctionner en état de microgravité ? Premier Américain à voyager en orbite autour de la Terre, John Glenn fut aussi le premier à fournir une réponse à cette question en ingérant de la purée de bœuf à la sauce aux pommes en tube au-dessus du Nigéria. L’histoire ne dit pas s’il a apprécié ce repas.
Les aventuriers romantiques du Skylab
Lorsque les séjours dans l’espace se sont faits plus fréquents et plus longs, l’alimentation a évolué afin de mieux répondre aux problèmes nutritionnels et sociaux nés d’un tel éloignement. Le problème de l’alimentation des astronautes du programme Skylab des années 1970 s’est révélé extrêmement complexe à résoudre. Les photos réalisées à l’époque évoquent un certain romantisme. On y voit des hommes barbus, vêtus des uniformes des différents équipages et posant de manière décontractée, comme dans un film de Stanley Kubrick. Ce sont les héros d’une mission, les membres d’une équipe hautement qualifiée qui associent entrainement physique poussé et facultés intellectuelles supérieures. Le décor est ultramoderne: grillages isométriques, rangements modulaires et lisses surfaces métalliques. L’agencement clame «chaque chose à sa place», hommes y compris. L’espace intérieur est divisé en petites cellules à échelle humaine donnant toutes sur un grand volume central.
Manger ensemble en regardant la Terre
Skylab disposait d’un volume suffisant pour permettre l’aménagement d’un espace réservé aux repas doté, cas unique pour une station spatiale, d’un réfrigérateur. Ce dernier permettait la conservation d’une plus grande variété d’aliments. Pour préparer et servir la nourriture, les astronautes avaient recours à un plateau compartimenté qui réchauffait séparément les plats d’un menu. Ce plateau s’adaptait à une table modulaire autour de laquelle tous les astronautes pouvaient s’asseoir et manger ensemble. Tout en observant au travers d’un hublot la Terre.
Des pochettes si pratiques
L’arrêt du programme Skylab et les réductions budgétaires des années 1980 annoncent un tournant décisif dans la conception de l'alimentation spatiale qui devient plus austère. La «salle à manger» communautaire disparaît, tout comme les ustensiles de préparation. Place aux pochettes en plastique universelles, frappées d’un code-barres identifiant le contenu, tandis que des bandes Velcro permettent aux astronautes de les accrocher à leur guise dans l’habitacle pour pouvoir manger à tout moment.
Aliments lyophilisés made in USA
La NASA ne développe aujourd’hui qu’une partie de la nourriture mangée en orbite, l’essentiel est constitué d’aliments industriels reconditionnés; ce qui a notamment permis à M&M’s de bénéficier d’une publicité gratuite tirée de ce partenariat. Sans possibilité de réfrigération, les aliments doivent être stockés à température ambiante. Ils sont donc lyophilisés ou thermostabilisés avec tous les inconvénients qui en découlent sur la qualité de la texture. Leur préparation s’effectue à l’aide d’un distributeur d’eau automatique intégré dans la paroi ou grâce à une machine à la Rube Goldberg(1), ressemblant à une valise chauffante fixée à la paroi par du Velcro. Les petits sachets de condiments, groupés dans un emballage plastique, frappent par leur ressemblance avec ceux proposés dans tous les fast-foods du monde ou ceux qui garnissent nombre de voitures américaines. L’American way of life s’est aussi exporté dans l’espace!
Quid des spécialités nationales ?
Avec la suspension en 2011 du programme des navettes spatiales, la Station spatiale internationale est désormais le seul endroit où l’homme mange dans l’espace. A son bord perdurent toute une série de stéréotypes nationaux dont ceux liés à l’alimentation. La moitié de la nourriture est fournie et consommée en fonction du pragmatisme américain. L’autre moitié reflète le caractère traditionnel du programme spatial russe, soit essentiellement des aliments en boîtes de conserve ou en tubes. Aucun produit industriel mais du poisson fumé ou du fromage blanc aux noix, des mets aussi savoureux que s’ils avaient été cuisinés par une grand-mère aimante. Au lieu de réhydrater leur nourriture à l’eau chaude et de manger debout, de-ci de-là, comme le font les Américains, les Russes mangent autour d’une table percée de cavités où les aliments sont réchauffés.
La touche gastronomique à la française parfait cette série de clichés nationaux. Si Alain Ducasse a créé le menu dégusté par Charles Simonyi en orbite, il a aussi imaginé pour l’Agence spatiale française des menus spéciaux de fête, « des aliments de plaisirs extrêmes » comme seul le chef français sait les concocter.
Selon des rumeurs non confirmées, de prétendues tensions culturelles auraient divisé les équipages embarqués à bord de la Station spatiale internationale (ISS), au moment de l’arrimage des modules russes et américains, au début des années 2000. Les Américains, habitués à calmer leur faim par un en-cas avalé là où ils vaquent à leurs tâches, auraient choqué leurs collègues russes. Outrés par ce manque de politesse, ces derniers auraient alors conçu une table assez grande pour accueillir tout le monde et auraient insisté pour qu’au moins un repas par jour soit pris en commun. A voir les centaines de clichés des occupants de la Station ISS regroupés autour de la table des Russes, l’entente semble depuis être au beau fixe. Quant aux menus d’Alain Ducasse, ils n’ont fait l’objet d’aucune plainte à ce jour.