Les signes d’origine
Les informations sur la provenance confèrent un certain prestige aux produits. Depuis 1992, les producteurs de gruyère ont regroupé leurs forces. Cela s’est avéré rentable.
Alors que le concept d’Appellation d’Origine Contrôlée ou AOC a été longtemps confiné aux pays du pourtour méditerranéen, c’est par les vins que ce sigle est devenu synonyme de garantie de qualité d’abord dans le reste de l’Europe, puis en Amérique du Nord. Certains produits jouissant d’une réputation mondiale tels que le Parmigiano Reggiano, le Jambon de Parme, le Roquefort, ou encore le Gorgonzola estampillés AOC ont ensuite contribué à la notoriété de ce label parmi les produits non-viticoles, sur un plan encore plus global.
La multiplication des signes d’origine sur le marché correspond d’une part aux exigences des consommateurs, toujours plus soucieux de la composition des produits alimentaires et de leur origine, mais d’autre part aussi à la recherche d’une plus grande diversité et d’authenticité, ce qui privilégie les produits du terroir. Initialement pensés pour protéger les noms de produits réputés contre leur usage abusif, particulièrement dans le secteur viticole, les signes d’origine sont progressivement perçus comme des instruments de garantie de qualité des produits et de développement rural.
L’argument premier en faveur d’une reconnaissance des signes d’origine est d’encourager la diversité de l’offre. En effet, si l’on veut préserver les produits du terroir, il faut garantir le maintien de certaines de leurs caractéristiques, ce qui va à l’encontre d’un processus d’uniformisation des ressources, des produits et des goûts. Des fruits plus acides (clémentines de Corse), des fromages aux arômes bestiaux (Munster, Pecorino, Roquefort), des produits gras (Lard de Colonnata) sont autant d’alternatives intéressantes aux produits industriels, caractérisés par des goûts édulcorés et liés à des impératifs de santé.
En Suisse, suite à la dégradation de la qualité du fameux fromage de Gruyère, les producteurs de lait, les fromagers et les affineurs se sont mobilisés en créant en 1992 la charte du Gruyère. Ils ont ainsi amorcé un mouvement qui aboutira en 2001 à la protection de l’appellation d’origine ou AOP1. L’adoption d’un cahier des charges strict, doublé d’une concertation continuelle entre les principaux acteurs de la chaîne va porter ses fruits puisque les ventes ont augmenté de près de 50 pour cent en une dizaine d’années.
Aujourd’hui, les signes d’origine visent aussi à recréer un lien entre consommateurs et producteurs
Les distances sociales et géographiques tendent à s’accroître entre populations urbaines et rurales du fait notamment de la globalisation des échanges sur le plan mondial. Dans ce contexte, les signes d’origine contribuent à renforcer la position des produits des terroirs de proximité. Ce qui fait écho à la tendance «Consommer local» mais permet aussi la commercialisation de produits dont la qualité est appréciée sur des marchés plus éloignés.
Pour les producteurs, les labels d’origine sont aussi une manière d’échapper au statut d’ouvrier agricole au service de la grande distribution et de devenir un acteur au sein de communautés qui œuvrent pour offrir des produits de qualité. Si bien des filières de produits avec indication géographique obéissent à des logiques économiques, pour certaines, la fierté d’être reconnus comme artisans du goût et héritiers de traditions ancestrales priment. Les signes d’origine apprécient et consacrent donc le tour-de-main et le savoir-faire de l’artisan.
Au-delà de la diversité offerte par les milliers d’appellations, chaque produit est le résultat nuancé de processus de fabrication et des conditions liées à des lieux qui évoluent d’année en année. A l’intérieur d’une même appellation d’origine existent des sous-terroirs, dans lesquels différents producteurs mettent en œuvre un savoir-faire qui peut varier sensiblement. Chaque produit est donc singulier. De cette singularité naît un sentiment qui oscille entre jeu et plaisir et que l’amateur expérimente à chaque nouvelle dégustation d’un fromage, d’un jambon, d’une eau-de-vie ou d’un vin, qu’il s'agisse d'un millésime exceptionnel du Bordelais ou d'un cru plus modeste mais qui a su garder sa typicité. Le plaisir de la découverte et le jeu de comparaison qui en découlent - dénicher les éventuelles parentés avec d’autres produits, distinguer les saveurs et les arômes - exacerbent l’attention prêtée au goût.
La recherche de produits dotés de caractéristiques spécifiques, «typiques», s’applique aussi à la découverte de nouveaux produits. Les pays du sud, qui ont souvent exporté des matières premières peu valorisées vers les sites de production du nord, reconnaissent dans les désignations d’origine un instrument qui leur permet de mieux maîtriser la qualité et donc d’espérer un profit accru pour les producteurs agricoles. L’Équateur possède une variété de cacao connue sous le nom de «Nacional» (ou «Criollo») qui a l’originalité de fermenter très vite, ce qui lui confère un parfum floral et un goût fruité. Qualité aujourd’hui valorisée par l’Appellation d’Origine «Cacao Arriba». De nombreux grands chocolatiers européens ont développé ces dernières années des gammes nommées «Origines», «Terroir» ou «Grands Crus» qui mettent en avant les spécificités du cacao de différentes origines. En rendant le consommateur attentif à cette diversité, ils permettent ainsi d’éviter que ces cacaos soient mélangés avec des cacaos de moindre qualité et donc de perdre leur qualité spécifique. Dans une certaine mesure, ce processus permet aussi d’augmenter les revenus des planteurs.
Souvent associés à des formes de production artisanale, les produits d’origine certifiée suscitent l’intérêt croissant de l’industrie alimentaire qui tend à segmenter l’offre en la déclinant en lignes «budget», «bio» ou encore «premium». Par ailleurs, les produits de industrie alimentaire et de la grande distribution arborent de plus en plus des labels environnementaux ou de responsabilité sociale. Les signes d’origine s’inscrivent parfaitement dans cette stratégie de différenciation des produits, mais l’interférence des grands groupes s’accompagne parfois de compromis sur la qualité spécifique des produits pour mieux obéir aux logiques de la grande distribution. Mise en échec par les autorités compétentes, la tentative des groupes industriels d’autoriser la production du Camembert de Normandie au lait pasteurisé est un exemple de la menace qui pèse sur les signes d’origine. L’avenir nous dira si les pouvoirs publics, garants de la crédibilité des signes d’origine, continueront à les soutenir. Outre la préservation d’un savoir-faire patrimonial et des produits typiques, cette démarche œuvre en faveur de la multiplicité des goûts, ce qui permet aux mangeurs que nous sommes d’exciter et de satisfaire nos papilles.