Bouchers sur pellicule
Personnage ambivalent, lié à la mort et aux vertus nourricières, le boucher sur grand écran inquiète autant qu’il fascine. Entrez dans la chambre froide…
Dans La Traversée de Paris, Louis de Funès incarne un boucher avide et dénué de scupules. ©DR
« Ah commissaire ! […] J’espère que vous avez le cœur bien accroché parce que c’est une véritable boucherie à l’intérieur. » Après avoir mis en garde son supérieur contre l’aspect sanguinolent d’une scène de crime dans une salle de projection cannoise, le policier ouvre la porte sur une… véritable boucherie : un homme rougeaud en tablier blanc découpant au hachoir une pièce de viande dans un décor pittoresque – murs carrelés, rangée de volailles, carcasses suspendues et caissière joufflue – sur fond d’accordéon. Devenue une réplique culte de la comédie familiale La Cité de la peur (1994), cette phrase potache et sylleptique1 met en relief l’ambivalence de la figure du boucher, référence au crime violent et à la bonhomie nourricière en même temps.
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à survoler les quelques films où le boucher crève l’écran : entre la vitrine (« l’étal ») et l’arrière-boutique (souvent une chambre froide masquée d’une lourde porte), l’écart est toujours surprenant...
Pignon sur rue et arrière-boutique
Dans La Traversée de Paris (1956), la bouchère renvoie ses clientes qui font la queue sur le trottoir en les houspillant : « Mais y a plus rien, qu’est-ce que vous voulez que je vous vende ? Les murs ?! » Nous sommes en 1942 et le rationnement bat son plein. Les apparences sont pourtant trompeuses, car son mari Jambier tue en réalité des cochons dans sa cave pour les vendre au marché noir. À l’aspect désertique de la boutique s’oppose ainsi un cellier bien garni qui regorge de victuailles et où pend même un appétissant « jambon de Noël ».
Dans Le Boucher (1970), Jean Yanne interprète Popaul, sympathique boucher d’un petit village du Périgord, qui s’avérera être un maniaque assassinant des femmes au couteau. De l’assassinat à l’anthropophagie il n’y a qu’un pas que le boucher, pourvoyeur officiel de viande, franchit avec brio. Délire morbide absolu, elle atteint le comble de l’horreur dans Massacre à la tronçonneuse (original : The Texas Chainsaw Massacre, 1974), film gore américain dans lequel une famille de bouchers texans, mise au chômage à la suite de la fermeture d’un abattoir, dérive atrocement dans le cannibalisme. Les victimes étant de jeunes hippies, on y a vu à l’époque la métaphore des enfants de la Nation envoyés comme innocente chair à canon au Vietnam…
Dans une veine fantastico-loufoque, Delicatessen (1991) surfe sur le même fantasme. Au rez-de-chaussée d’un drôle d’immeuble sis dans une ville et une époque indéfinies où la nourriture vient à manquer, un boucher s’engraisse – littéralement – en égorgeant ses locataires qu’il sert ensuite à ses clients…
Même ressort dans le film danois Les Bouchers verts (original : De grØnne slagtere, 2003) où Svend et Bjarne, deux commis de boucherie pas très nets, décident de lancer leur propre affaire. À la faveur d’un bête accident – l’électricien enfermé par mégarde dans la chambre froide –, les bouchers en herbe vont se mettre à débiter de l’humain… Accommodée de la goûteuse marinade de Svend, la « volaillette » devient alors la nouvelle coqueluche de la ville et nos bouchers proclamés « bio », des héros du billot.
Dans ces deux derniers films où l’humour est aussi noir que le sang est rouge, il y a un aspect délicieusement transgressif à observer de braves gens se presser pour manger leurs semblables... On se délecte par exemple de Svend découpant « treize filets dans la cuisse » de l’électricien et les faisant mariner en prévision de la soirée barbecue du Rotary.
Quant au drame Tu n’aimeras point (2009), dans lequel Aaron reprend la boucherie familiale dans le climat ultra-orthodoxe de la Jérusalem contemporaine, la tromperie se situe moins sur la marchandise que sur le marchand… Car l’arrivée d’Ezri, jeune homme séducteur qu’Aaron engage comme commis, va perturber son existence de bon père de famille pratiquant en lui faisant prendre conscience de ses désirs les plus enfouis. La boucherie va alors servir de cachette à leurs amours passionnées et illicites.
Faut que ça saigne !
Marché noir, meurtre, cannibalisme, passion dévorante… Nos bouchers ont décidément bien des choses à dissimuler. C’est que ces professionnels ont longtemps pâti d’une image négative, véritables « boucs émissaires de la société, chargés de toute la frayeur et de tout le dégoût qui se trouvent, au moins inconsciemment, attachés au meurtre et au dépeçage d’un être vivant », rappelle Sylvain Leteux dans son article sur l’image des bouchers2.
À tel point que dans Maigret tend un piège (1958), où des femmes sont sauvagement égorgées à Paris, les premiers soupçons se portent naturellement sur Barberot, boucher que l’on entrevoit de dos dès la première scène, débitant de la viande derrière la grille de sa boutique à la tombée de la nuit. Innocent mais, à l’image, déjà derrière les barreaux !
Si la profession de boucher se spécialise au 19e siècle (le boucher détaillant ne fait plus que découper un animal déjà mort), la compétence de « tueur » reste malgré tout fortement ancrée dans les esprits. Le boucher possède d’ailleurs chez lui un véritable arsenal légal, du couperet au fusil à aiguiser, qu’il manie à la perfection. Quant au couteau que l’on affûte ou au hachoir que l’on brandit, ils sont quasiment des clichés dans nos films et suffisent bien souvent à suggérer le crime imminent… À part dans Massacre à la tronçonneuse, film gore par excellence3, l’euphémisation est de mise.
Il n’en demeure pas moins que l’acte de tuer est comme une seconde nature chez nos bouchers. Une des premières scènes de La Traversée de Paris (assez marquante surtout si l’on sait qu’il a fallu huit cochons pour la tourner…) montre ainsi la mise à mort d’un porc. Un couteau à la main, le plus vieux des deux bourreaux s’interroge : « Je ne sais pas si je sais encore… » avant de porter le coup fatal, un petit sourire de satisfaction aux lèvres. C’est que tuer ne s’oublie pas. Tuer se transmet même de génération en génération, comme le fantasmait Emile La Bédollière au 19e siècle : « Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes effets qu’une férocité native, et les législateurs anciens l’avaient tellement compris que le Code romain forçait quiconque embrassait la profession de boucher à la suivre héréditairement. »4
Hérédité parfois bien lourde à porter, filiation tragique pour nos meurtriers, tels celui de Maigret tend un piège ou le boucher du film éponyme de Chabrol :
POPAUL : C’était pas un fumier mon père ?
UN CLIENT : C’était un boucher !
POPAUL : C’était même pas un bon boucher, il tuait salement.
Pourtant, malgré tout le dégoût des fils pour leur père, les voici des tueurs nés, des sauvages que le sang excite. Ainsi l’aveu de Popaul, traumatisé par la guerre d’Indochine :
POPAUL : C’est avec ça que je les tue, avec ce couteau, je ne peux pas m’en empêcher, ça me vient comme un cauchemar jusqu’à ce que je l’aie fait, jusqu’à ce que j’aie enfoncé mon couteau […]. J’en ai tellement vu du sang qui coule […]. C’est terrible l’odeur du sang ; c’est la même odeur chez les animaux que chez les hommes. Tous ont exactement la même odeur.
L’image du sadisme atteint son paroxysme dans Delicatessen, où le boucher prend un véritable plaisir à étriper ses locataires. Levant son couteau devant une innocente grand-mère, il lui annonce avec un sourire cruel : « Bonsoir ma petite fille, on va jouer… ».
La gueule de l’emploi
Au-delà de la férocité traditionnellement imputée aux bouchers, l’embonpoint est un autre lieu commun, signe de leur opulence indécente (surtout en période de vaches maigres…). Et même quand nos bouchers ne sont pas gras et gros, ils sont aussi maigres que cupides, comme le fluet Jambier comptant ses billets dans La Traversée de Paris. Gros ou maigres, ils ont en tout cas en commun d’être peu ragoûtants et le cinéma de genre, amateur de tronches et d’ambiances, s’en réjouit.
Dans Delicatessen, fable burlesque dont l’esthétique fera la renommée de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, teintes sépia et clairs-obscurs mettent en lumière trognes en gros plan et petits matins glauques… Le visage carré et luisant de Jean-Claude Dreyfus – l’épouvantable boucher au sourire aussi carnassier que commerçant – reste gravé dans les mémoires.
Le réalisateur des Bouchers verts se délecte tout autant d’une esthétique mortifère. Surnommé « Svend la sueur », le plus radical du duo d’assassins, incarné par Mads Mikkelsen formidablement enlaidi pour l’occasion, arbore un visage luisant en permanence. Avec la décoration vert pâle de la boutique évoquant davantage le milieu hospitalier qu’une boucherie, le teint olivâtre des deux protagonistes achève de dégoûter le spectateur.
Un plaisir transgressif par excellence : seul dans la confidence, le spectateur des Bouchers verts sait que ces professionnels de l’équarissage donnent dans la viande humaine…©DR
Du rouge sang au rouge passion
Parlant de l’embonpoint du boucher, La Bédollière généralise : « La compagne du boucher est encore plus replète que son mari. C’est une beauté turque, grasse, fraîche, regorgeant de santé. »5
Trait pour trait, la caissière de La Traversée de Paris est cette femme grasse et joufflue ; moins rombière mais tout aussi gironde, celle de Maigret tend un piège est une belle plante sulfureuse que l’on jalouse ; quant à la maîtresse du boucher de Delicatessen, interprétée par la plantureuse Karin Viard, elle lui inspire de bien tendres pensées : « Ce serait dommage de perdre ces jambons, un vrai petit cochon de lait ! » s’exclame-t-il avec concupiscence en se jetant sur elle pour une partie de jambes en l’air sur matelas à ressorts grinçants. Par extension, le boucher est donc assimilé lui-même à un « cochon », avide de corps gras et bien en chair pour assouvir ses pulsions sexuelles (qui font écho à ses pulsions de meurtre).
Souvent prise pour une gourmande intéressée, la compagne du boucher oscille entre mœurs légères et fascination pour la bestialité. Cela est flagrant dans Delicatessen où la sexy Mademoiselle Plusse ne peut raisonnablement désirer cet homme ignoble – qu’elle qualifie elle-même de « gorille ascendant bulldozer » – sans y trouver une compensation substantielle… Mais on touche au sublime dans Le Boucher, lorsque Popaul promet à l’institutrice dont il est épris le « morceau du boucher » et qu’il lui offre un « p’tit gigot », emballé dans un papier blanc, qu’il lui tend (et qu’elle respire) comme s’il s’agissait d’un bouquet de fleurs.
Dans Tu n’aimeras point enfin, film aussi religieux que sensuel, la viande est assurément une métaphore de la chair et du désir. Tandis qu’Aaron apprend à Ezri à se servir d’un grand couteau, la main posée sur son épaule, l’apprenti malaxant les chairs rosées semble préfigurer les caresses passionnées à venir. Lors de ce premier rapprochement encore anodin, un client entre et fait sursauter Aaron qui se coupe en se retournant : le voici alors dans toute sa culpabilité, en plein péché de luxure, du sang sur les mains…
Laid, cruel, violent, cupide, concupiscent… Le cinéma ne semble pas redorer le blason du boucher, déjà terni dans l’imaginaire depuis le Moyen Âge. Métier infamant rapproché de celui de bourreau, il a d’ailleurs poussé les professionnels à rechercher l’honorabilité en adoptant le tablier blanc au 19e siècle, « volonté d’euphémisation de la dure réalité de la tuerie et de la découpe des chairs »6. Véritable costume historique porté pour « masquer » la réalité à la clientèle, on le retrouve – avec quelques variantes formelles – sur le dos de tous nos bouchers du grand écran : on ne peut s’empêcher alors de l’envisager comme la métaphore de notre dualité, drapeau éclatant de nos instincts contrariés, triste panache de nos pulsions remisées dans les tréfonds. Le tablier du boucher est souvent aussi blanc que ses mains sont tachées de sang et le boucher d’autant plus effrayant qu’il cherche à cacher – lui qui vide les entrailles – nos instincts les plus bas.
La Traversée de Paris (Claude Autant-Lara, FR, 1956)
Maigret tend un piège (Jean Delannoy, FR, 1958)
Le Boucher (Claude Chabrol, FR, 1970)
Massacre à la tronçonneuse (original : The Texas Chainsaw Massacre, Tobe Hooper, USA, 1974)
Delicatessen (Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, FR, 1991)
La Cité de la peur (Alain Berbérian, FR, 1994)
Les Bouchers verts, (original : De grØnne slagtere, Anders Thomas Jensen, DK, 2003)
Tu n’aimeras point (Haim Tabakman, FR, IL, DE, 2009)